John DEWEY, 1859-1952
« Apprendre ? Certainement… mais vivre d’abord, et apprendre
par la vie et dans la vie »,
J. DEWEY, The School and Society
NB : ce travail est le fruit d'une collaboration avec Claudine MARIE
John DEWEY est un philosophe américain qui a vécu à la fin du XIXème- début du XXème siècle, et qui a marqué son temps par sa conception d’une pédagogie nouvelle.
Après avoir resitué les éléments de sa biographie dans le contexte social de l’époque, et précisé les influences qui ont fondé sa philosophie et ses orientations, nous évoquerons les trois grands axes de sa pensée. Puis nous développerons le concept d’école progressive, central dans la pédagogie de Dewey, ainsi que l’expérience, qui en est le concept opératoire. Enfin, nous terminerons notre exposé sur le principe de continuité, fil rouge de la pensée de Dewey.
1. Biographie et contexte
John DEWEY est issu d’une famille de migrants installée dans le Vermont, aux Etats Unis, depuis 1630. Les DEWEY exercent des métiers dans l’agriculture, l’artisanat ou le commerce (fermiers, charrons, tonneliers, commerçants).
John DEWEY est né le 20 octobre 1859 à Burlington. Dans sa famille, les enfants participent très tôt à la vie de la communauté en s’acquittant des tâches qu’on leur confie et qui les responsabilisent. Cette éducation dans l’esprit communautaire est sans doute l’un des éléments qui inspirera, plus tard, le projet pédagogique de John Dewey.
En cette fin du XIXème siècle, la culture féodale de l’Europe est alors très éloignée de celle du modèle démocratique des États Unis et ne porte pas les solutions de cette société qui évolue et s’éloigne de ses racines. John Dewey, quant à lui, est un homme de son temps, qui observe les mutations de sa civilisation d’un œil critique. Il n’est pas de ces colons attachés à la culture de l’Europe : c’est un citoyen des États Unis, un terrien qui porte en lui la culture américaine.
Diplômé de l’Université du Vermont en 1879, il exerce quelque temps comme instituteur dans le Vermont et en Pennsylvanie où il enseigne le latin, les sciences et l’algèbre. En 1881, il reprend des études de philosophie à l’Université Johns Hopkins, à Baltimore, seule université où la philosophie se soit affranchie de la théologie. Il découvre la philosophie de HEGEL, la psychologie expérimentale et la théorie de l’éducation. L’hégélianisme assouvit sa quête d’unité et le délivre de l’exaspération que lui inspiraient jusqu’alors toutes les formes de dualismes en lui proposant une continuité entre la matière et l’esprit, la réflexion et l’expérience, l’activité intellectuelle et l’activité manuelle, etc. La lecture des « Principles of psychology » de W. JAMES en 1890, sera décisive pour John Dewey qui sera alors convaincu que seules une philosophie, une psychologie et une pédagogie en accord avec les principes biologiques (DARWIN, pour sa théorie évolutionniste et de l’adaptation au milieu, et T.H.HUXLEY) et métaphysiques (HEGEL) de continuité ont du sens.
Il choisira d’écrire une thèse sur « la psychologie de KANT » : de cette étude, naitront les prémices de sa philosophie ; en effet, selon Kant, « Le meilleur moyen de comprendre, c’est de faire. Ce que l’on apprend le plus solidement, c’est ce que l’on expérimente soi-même ». Cette conception de l’éducation influencera fortement la pensée et les travaux futurs de DEWEY.
Devenu enseignant dans cette même université, il rencontre Alice Chipman, une de ses étudiantes, elle-même institutrice. Elle deviendra sa femme et sera sa collaboratrice tout au long de sa carrière. Dewey dit d’elle qu’elle aura été son inspiratrice.
Dans les années 1890, deux écoles de pensée, les traditionalistes et les partisans de l’école nouvelle se livrent une lutte acharnée ; les premiers prônent une éducation centrée sur le programme, et une instruction méthodique fondée sur la transmission des savoirs. Les seconds défendent une pédagogie centrée sur l’enfant (Stanley HALL), respectant son développement naturel et sans entrave ; là où les fondateurs de l’école nouvelle voient une approche progressiste en réaction à une école traditionnelle ennuyeuse et despotique, les tenants de l’école traditionnelle ne voient que chaos et anarchie !
DEWEY reproche aux traditionalistes une école trop éloignée des réalités de la vie et qui ne prend pas suffisamment en compte les intérêts de l’enfant.
Sa conception de la pédagogie veut que l’enseignant construise des dispositifs où les disciplines étudiées seraient ancrées dans l’expérience. Il parvient à convaincre et en 1894, il est nommé à la tête du département de pédagogie de l’Université de Chicago. Il obtient l’ouverture de l’école laboratoire en 1896 dans laquelle il peut expérimenter ses principes pédagogiques : sa femme Alice, enseignante, et Ella Flagg définissent les programmes, les règlements, les horaires, l’organisation, etc. qui permettent de donner vie aux principes de « Democracy and Education », l’ouvrage phare de Dewey.
En 1904, des désaccords profonds avec la gouvernance de l’Université le conduisent à démissionner. Dewey entre alors à l’Université de Columbia à New-York. Il y enseigne jusqu’à la fin de sa carrière, en 1930, mais n’aura plus l’occasion de diriger sa propre école.
De 1920 à sa mort, en 1952, à l’âge de 93 ans, son œuvre et son action prennent une dimension plus politique : il s’engage et promeut la réforme de l’éducation. John Dewey est un militant et un acteur clé au sein de la communauté de penseurs, non seulement aux États Unis, mais aussi dans nombre de pays du monde entier. Son influence décline après la seconde guerre mondiale, avec l’essor de la philosophie psychanalytique.
2. La pensée de DEWEY :
On peut envisager trois axes dans sa pensée :
L’axe philosophique : En regard d’une philosophie de la connaissance, Dewey s’inscrit dans le courant du pragmatisme, initié par Charles Sanders PIERCE, dont il fut l’un des disciples ; la connaissance ne vient ni de l’intuition ni de l’introspection, mais seulement de notre relation au monde extérieur et de nos connaissances antérieures, ce que Dewey appelle « expérience ». Selon lui, la pensée doit être mise à l’épreuve de l’action pour devenir connaissance.
L’axe psychologique : Dewey développe une psychologie de la connaissance. C’est à partir du tout que nous pouvons comprendre les différents éléments qui le constituent, afin de donner du sens à ce que l’on apprend. Pour Dewey, c’est en faisant qu’on apprend (learning by doing) parce que l’on comprend la finalité de l’apprentissage. Il met en évidence la notion d’effort comme « tension entre les moyens et les fins, et le sens de l’effort, la sensation de ce conflit ».
Il élabore aussi une psychologie du développement : l’enfant est un être en croissance, ce qui ne cessera tout au long de sa vie ; il n’est pas une cire que l’éducation va modeler, ni un être qu’il faut civiliser. Par conséquent, il n’est pas souhaitable de laisser cette nature croître et se développer sans intervenir (l’éducation doit donner une direction et du sens aux impulsions spontanées de l’enfant), au moins en la guidant. Elle n’est pas non plus au contraire une nature foncièrement mauvaise qu’il faudrait dresser ou contraindre à se redresser. Néanmoins, l’enfant est défini par sa plasticité, au sens où il sera sensible et capable de tirer de l’expérience des enseignements qui modifieront son activité ultérieure. Il développera des dispositions nouvelles et son désir de croître.
L’axe politique : pour Dewey, les hommes ne sont hommes que quand ils entrent en relation les uns avec les autres. La socialisation tient une place fondamentale dans la pédagogie de Dewey, dans la mesure où avant de percevoir l’individu dans ses caractéristiques et capacités individuelles, il le considère avant tout dans ses aptitudes relationnelles qui le définissent par rapport à autrui, à son environnement et à la réalité. Dewey instaure dans son école une libre discipline de travail, favorisant l’autonomie et en même temps créant les conditions d’ancrage d’une démocratie sociale, au sens où il existe selon lui une continuité entre l’école et la société. Il considère que « l’éducation est la méthode fondamentale du progrès et de la réforme sociale ». Pour Dewey, la démocratie est d’abord un partage d’expériences : de la diversité et de l’intensité des échanges naît le progrès. Celui-ci est le produit d’expériences et d’expérimentation dans une société qui a le changement pour idéal. Par conséquent, la liberté s’éprouve dans l’expérience comme « capacité de faire, d’agir librement », d’où l’objectif de l’école qui est de développer la capacité à agir (empowertment) : donc de développer l’adaptabilité et la prise d’initiatives personnelles.
3. L’école progressive selon John DEWEY
ÉCOLE ET SOCIÉTÉ
Tant que la société américaine était une société agraire, l’école n’avait qu’un rôle secondaire. En effet, dans ces communautés, les savoirs se transmettaient directement d’adultes à enfants (comme cela a été le cas pour John Dewey) et c’était souvent par la mise en contact direct avec la nature que l’enfant expérimentait et grandissait. Dans une micro société, l’adolescent apprend les savoirs, l’expérience sociale, les idéaux, les émotions, la technique auprès des adultes. Ce qui ne peut être communiqué au quotidien, l’est dans les cérémonies (rites initiatiques, etc…).
Mais dans une société de plus en plus complexe, la communication est plus difficile. Les décisions ne peuvent plus être partagées, le sens même de ces décisions échappe à nombre des membres de cette société qui perd sa cohésion. Il devient alors nécessaire de transmettre les savoirs qui ne peuvent plus l’être et c’est le rôle de l’école. Dans ce contexte, les savoirs à transmettre font l’objet d’une sélection, ils sont divisés en disciplines et déconnectés du quotidien. L’élève se retrouve donc confronté à deux options :
Il investit donc l’école d’une double mission :
Éduquer
Dewey met en pratique ses théories sur la démocratie sociale au sein de l’école. Les apprenants sont soudés autour d’un projet commun qu’ils ont défini et choisi en concertation. Ils font l’apprentissage de la vie sociale, le plus souvent de manière informelle, à travers la vie de groupe, les interactions sociales. Les apprenants impliqués dans le travail collaboratif prennent conscience de l’interdépendance des membres du groupe et de leurs activités respectives apprennent la nécessité de partager les responsabilités et les décisions. L’implication dans la construction d’un projet développe l’esprit citoyen.
Les principes d’égalité et de démocratie sociale sont mis en application auprès du personnel enseignant de l’école qui participe à toutes les décisions prises traditionnellement par la hiérarchie. La démocratie sociale selon Dewey est une communauté égalitaire où chacun partage le sens.
Instruire
Les apprenants travaillent sur un projet commun choisi. Chaque obstacle est une opportunité d’apprendre et d’aller chercher les savoirs qui permettront de résoudre le problème. L’ébénisterie, par exemple, mènera obligatoirement à un besoins de développement des connaissances en géométrie. L’enseignant est un guide, une ressource, un observateur, un médiateur.
Dewey pense que l’intérêt suscité par la situation peut se transformer en intérêt pour la matière elle-même. L’effort est voulu par l’apprenant qui se soumet à lui-même et non plus à une injonction extérieure. La difficulté fait partie intégrante de l’expérience et intérêt et effort se conjuguent naturellement dans le contexte du problème à résoudre.
Pour Dewey, l'enseignement doit préparer à tous les métiers de la même façon ; en ce sens il refuse de séparer radicalement enseignement professionnel et enseignement général. Toute formation conduisant à un métier (fut-il en bas de l'échelle sociale), quel qu'il soit, doit permettre à ceux qui vont l'exercer de "percevoir dans leur travail quotidien tout ce qu'il contient de signification générale et humaine" (School & Society, 1899).
L’éducation progressive se fonde sur l’expérience personnelle de l’enfant. Pour Dewey, l’école doit permettre à l’enfant de s’exprimer individuellement, d’agir librement, d’apprendre par expérience et d’utiliser ses savoir-faire pour parvenir aux fins désirées.
L’expérience est donc le concept opératoire de l’éducation progressive.
4. L’expérience :
Par « expérience », Dewey entend toute situation dans laquelle un organisme entre en relation active avec son environnement, (« L’expérience et la nature », 1929), soit pour maintenir son équilibre, soit pour créer un nouvel équilibre rendu nécessaire par la croissance de l’organisme ou les variations de l’environnement. Il n’y a donc pas « une » mais « des » expériences. L’organisme ne se distingue de l’environnement que s’il y a discontinuité (tension ou conflit). Le rôle de l’intelligence est donc d’entrer dans un processus de transaction entre l’organisme et l’environnement afin de faire disparaitre ces tensions et rétablir un équilibre.
L’impulsion est déclenchée par l’intérêt, le déséquilibre et la curiosité qui commandent le désir (voire le besoin) de comprendre. Cela implique un contact direct et personnel avec la nature, une observation rigoureuse et minutieuse des éléments de la situation et des conditions ambiantes : cette analyse fait appel aux connaissances acquises lors d’expériences antérieures similaires ou proches et aux connaissances apportées par ceux qui en ont une connaissance ou une expérience plus grande. Le groupe est ainsi une ressource importante.
La connaissance consiste donc à faire des liens entre ce qui a été observé et entendu.
Puis le jugement intervient : la personne se fait une idée et bâtit sa propre compréhension de la situation (qui sera remise à l’épreuve dans une situation future) : il y a ainsi continuité dans les expériences : chaque expérience emprunte quelque chose aux expériences passées et modifie les expériences ultérieures.
L’apprentissage est efficace quand il se fait à la faveur d’expériences qui, en interaction avec l’environnement de l’apprenant, sont en continuité avec les expériences passées.
Le sujet et la situation se redéfinissent ainsi l’un l’autre. Ils sont interdépendants. L’expérience suppose une activité réalisée dans un contexte environnemental particulier, par un sujet particulier. Ainsi, l’activité transforme la situation et elle transforme aussi la personne qui en fait l’expérience, jusqu’à établir (ou rétablir) un équilibre.
Il n’y a donc expérience que dans le contexte de situations-problèmes. En effet, si la situation ne « fait pas problème », si la continuité existentielle se poursuit sans heurt, alors aucune expérience n’advient : ce sont les habitudes, voire les automatismes, qui opèrent (les schèmes), comme autant de signes de l’adaptation au milieu. Dans ce cas, il n’y a pas apprentissage.
Psychologie de l’intérêt et de l’effort
Une fois de plus, John Dewey saisit l’occasion d’anéantir un dualisme. L’acte d’apprendre nécessiterait soit le pouvoir de la volonté, au risque de transformer l’apprentissage en corvée, soit des artifices visant à rendre l’objet intéressant. Là où d’aucuns mettent les théories de l’intérêt et de l’effort en opposition, Dewey pense que pour amener l’apprenant à chercher l’accès à de nouveaux savoirs, il faut partir de ses centres d’intérêt. Quand il rencontre une difficulté, l’enseignant le guide vers les ressources qui lui seront nécessaires pour la dépasser. L’apprenant intègre alors des savoirs parce qu’il en a besoin pour faire avancer l’expérience en cours. L’acquisition de savoirs demande des efforts mais ces efforts servent les intérêts du sujet. De ce fait, l’intérêt et l’effort, habituellement mis en opposition, se conjuguent pour servir la cause du pédagogue et de l’apprenant.
Psychologie de l’activité et de la liberté
Pour Dewey, toute activité manuelle est purement intellectuelle. Faire progresser des apprentissages, ce n’est pas passer du jeu au travail, c’est passer d’un travail, d’un jeu qui vise un résultat immédiat à un travail, une étude, un jeu complexe qui vise un résultat éloigné avec des points intermédiaires de plus en plus nombreux. L’intérêt porté à l’activité est lui-même purement intellectuel. Il n’y a donc ni opposition, ni hiérarchisation entre activité manuelle et intellectuelle : elles sont simplement en continuité et indissociables.
Dewey récuse aussi l’opposition qui est entretenue entre discipline contraignante et libre expression. Il pense que la vérité est ailleurs. L’enseignant, selon Dewey, doit guider l’apprenant vers les savoirs qui lui sont nécessaires tout en respectant son rythme de développement et ses stratégies d’apprentissages.
Quand l’expérience devient apprenante…
L’accomplissement d’une expérience apprenante dépend d’un bon diagnostic de la situation problématique, afin de découvrir peut-être une solution dans la situation elle-même, c'est-à-dire utiliser des éléments de la situation pour agir et la transformer dans l’intérêt du sujet.
Il devient clair alors que les conditions dans lesquelles l’expérience survient vont constituer ou pas des leviers pour l’apprentissage.
La « bonne » expérience est celle qui permet de renforcer l’initiative de l’individu et d’aller de l’avant. L’aspect social des situations dans lesquelles l’individu est engagé (l’interaction avec les autres dans la situation, la posture de l’enseignant (du formateur), les conditions dans lesquelles se déroule l’expérience) est un élément fort de l’expérience, donc de la transaction.
Mais si l’expérience n’est pas en lien avec une action signifiante, si elle suscite désintérêt et désengagement, alors elle est contre-éducative.
Tout l’ « art » du maître, de l’enseignant, sera alors de construire des situations et des contextes d’apprentissage favorables. C’est ce que Dewey et ses collaborateurs se sont efforcés de mettre en œuvre dans l’école laboratoire de Chicago ! Loin de laisser les enfants livrés à eux-mêmes, ils élaboraient en amont un cadre sécurisant et porteur pour permettre l’apprentissage. L’enseignant a alors une posture de médiateur et de facilitateur : il est là pour organiser les situations d’apprentissage qui miment le monde (et choisir celles qui sont emblématiques ou porteuses, permettant un pont vers les savoirs académiques nécessaires) et pour guider l’apprenant dans la construction de ses savoirs et dans le développement de ses compétences afin d’être en mesure d’agir efficacement dans une situation future.
« L’éducation est une reconstruction de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité à diriger le cours des expériences ultérieures » (Démocratie & Éducation)
5. Le principe de continuité
John Dewey a acquis la certitude, notamment en découvrant les travaux de Darwin, que l’organisme n’existe en tant que tel que du fait de l’environnement dans lequel il évolue. Ainsi l’oiseau et l’air sont-ils indissociables et en continuité. Il en va de même de tout être vivant, y compris l’être humain.
L’être humain n’existe pas indépendamment de la nature. Il en est un élément à part entière. Son évolution vers l’être spirituel qu’il est devenu aujourd’hui est, selon Dewey, le résultat de successions d’expériences dues aux interactions avec son milieu auxquelles il a dû s’adapter pour rétablir l’équilibre. Dans tous les cas, l’être humain expérimente physiquement son environnement avant de le mettre en réflexion. Ainsi, l’expérience physique et le raisonnement constituent-ils un tout. Le développement de l’être humain est en continuité avec l’environnement dans lequel il évolue.
Le principe de continuité ainsi mis en évidence par John Dewey constituera le fil conducteur de tous ses travaux, tant en philosophie, qu’en psychologie et en pédagogie. C’est, pour Dewey, une règle, avant même d’être un principe sur lequel appuyer les fondements de sa philosophie.
Le regard qu’il pose sur la société américaine, par exemple, est empreint de ce principe de continuité et de cette opposition constante aux dualismes en tous genres. Ainsi, en cette fin du XIXème siècle, John Dewey pense que l’avènement de l’industrialisation divise la société américaine. La division des tâches induit une discontinuité entre la pensée et l’action réalisée, l’organisation scientifique du travail induit la séparation des classes sociales, la révolution industrielle disperse les familles et les communautés qui étaient jusqu’alors le siège de l’éducation. Au monde agraire s’oppose désormais le monde industriel. La mécanisation introduit une rupture et l’école devient indispensable dans une société qui doit transmettre ses principes aux générations en devenir pour survivre. Dewey investit alors l’école d’une mission d’éducation qui doit maintenir la continuité.
Toujours dans le principe de continuité, John Dewey pense que « chaque expérience emprunte aux expériences antérieures et modifie la qualité des expériences ultérieures ». L’acquisition de connaissance fonctionne par modifications successives des représentations déjà en place et pour qu’il y ait modification et acquisition de nouvelles connaissances il faut que le besoin s’en fasse ressentir. Autrement dit, tant que tout se passe bien, il n’y aucune raison de remettre en cause ses acquis : c’est quand nos connaissances ne permettent pas de résoudre une situation qu’on ressent le besoin d’en acquérir de nouvelles. De cette façon, l’accès aux savoirs devenant une nécessité, les savoirs sont en continuité avec le quotidien.
C’est ce raisonnement qui amène John Dewey à créer l’éducation progressive et à combattre ce dualisme qui oppose éducation traditionnelle et la pédagogie nouvelle. La première prône la transmission brute de savoirs, la seconde défend les intérêts de l’enfant. Dewey situe la vérité entre les deux : les savoirs sont essentiels, mais ils doivent être connectés à la réalité de l’enfant et à ses centres d’intérêt pour que ce dernier prenne une part active aux apprentissages et soit en capacité d’utiliser ses nouvelles connaissances dans son quotidien.
En conclusion
L’acharnement de Dewey à combattre les dualismes a ouvert de nouvelles voies en pédagogie. Ses théories, quelque peu mises à l’écart avec l’avènement de la psychanalyse, semblent retrouver aujourd’hui un écho particulièrement favorable, en particulier en formation d’adultes, dans les approches par compétences.
Comment ne pas faire d’analogie entre les mutations d’une société à l’ère industrielle et les changements sociétaux du XXIème siècle provoqués notamment par le développement des nouvelles technologies ? On le voit, le développement d’internet, l’accès à l’information partout dans le monde, bouscule les cultures et oblige les sociétés à réviser leurs modes de fonctionnement. L’accès aux savoirs se généralise et il est probable que le monde connaisse, dans les années à venir, une mutation sans précédent, conséquence de ces échanges de connaissances exponentielles.
Il ne s’agit bien alors d’inventer de nouvelles recettes visant à guider les apprentissages pour que discernement et sagesse trouvent leur place dans ce nouveau monde. Et la lutte contre les dualismes pourrait bien être l’une des clés de l’innovation…
Bibliographie :
DEWEY John, « Démocratie et Éducation », suivi de « Expérience et Éducation », Armand Colin Éditeur, Paris, Édition 2011 (Introduction Denis Meuret, préface Joëlle Zask, présentation Gérard Deledalle), ISBN 978-2-200-27265-4
Quinze pédagogues- textes choisis, Jean HOUSSAYE, Éditions Bordas, Paris 2002, ISBN 978-2-04729448-2
Article extrait de la revue « Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée », Paris, UNESCO (Bureau international d’éducation), volume XXIII, N° 1-2, 1993, p277-93
Revue « Tracés. Revue de sciences humaines » : article « John Dewey. La réalité comme expérience », 2005
« Être en projet pour être autonome », M. JOFFRE, Mémoire M1 Sciences de l’éducation, Université de Rouen, 2010
« Des médiations éducatives à l’actualité de John Dewey », I. ALVES-BERNARD, Université C. de Gaulle, Lille III
La doctrine pédagogique de John Dewey - Ou TSUIN-CHEN - Bibliothèque d'histoire de la philosophie 1958
La pédagogie de John Dewey - Philosophie de la continuité - Gérard DELEDALLE - Éditions du scarabée 1965
J. DEWEY, The School and Society
NB : ce travail est le fruit d'une collaboration avec Claudine MARIE
John DEWEY est un philosophe américain qui a vécu à la fin du XIXème- début du XXème siècle, et qui a marqué son temps par sa conception d’une pédagogie nouvelle.
Après avoir resitué les éléments de sa biographie dans le contexte social de l’époque, et précisé les influences qui ont fondé sa philosophie et ses orientations, nous évoquerons les trois grands axes de sa pensée. Puis nous développerons le concept d’école progressive, central dans la pédagogie de Dewey, ainsi que l’expérience, qui en est le concept opératoire. Enfin, nous terminerons notre exposé sur le principe de continuité, fil rouge de la pensée de Dewey.
1. Biographie et contexte
John DEWEY est issu d’une famille de migrants installée dans le Vermont, aux Etats Unis, depuis 1630. Les DEWEY exercent des métiers dans l’agriculture, l’artisanat ou le commerce (fermiers, charrons, tonneliers, commerçants).
John DEWEY est né le 20 octobre 1859 à Burlington. Dans sa famille, les enfants participent très tôt à la vie de la communauté en s’acquittant des tâches qu’on leur confie et qui les responsabilisent. Cette éducation dans l’esprit communautaire est sans doute l’un des éléments qui inspirera, plus tard, le projet pédagogique de John Dewey.
En cette fin du XIXème siècle, la culture féodale de l’Europe est alors très éloignée de celle du modèle démocratique des États Unis et ne porte pas les solutions de cette société qui évolue et s’éloigne de ses racines. John Dewey, quant à lui, est un homme de son temps, qui observe les mutations de sa civilisation d’un œil critique. Il n’est pas de ces colons attachés à la culture de l’Europe : c’est un citoyen des États Unis, un terrien qui porte en lui la culture américaine.
Diplômé de l’Université du Vermont en 1879, il exerce quelque temps comme instituteur dans le Vermont et en Pennsylvanie où il enseigne le latin, les sciences et l’algèbre. En 1881, il reprend des études de philosophie à l’Université Johns Hopkins, à Baltimore, seule université où la philosophie se soit affranchie de la théologie. Il découvre la philosophie de HEGEL, la psychologie expérimentale et la théorie de l’éducation. L’hégélianisme assouvit sa quête d’unité et le délivre de l’exaspération que lui inspiraient jusqu’alors toutes les formes de dualismes en lui proposant une continuité entre la matière et l’esprit, la réflexion et l’expérience, l’activité intellectuelle et l’activité manuelle, etc. La lecture des « Principles of psychology » de W. JAMES en 1890, sera décisive pour John Dewey qui sera alors convaincu que seules une philosophie, une psychologie et une pédagogie en accord avec les principes biologiques (DARWIN, pour sa théorie évolutionniste et de l’adaptation au milieu, et T.H.HUXLEY) et métaphysiques (HEGEL) de continuité ont du sens.
Il choisira d’écrire une thèse sur « la psychologie de KANT » : de cette étude, naitront les prémices de sa philosophie ; en effet, selon Kant, « Le meilleur moyen de comprendre, c’est de faire. Ce que l’on apprend le plus solidement, c’est ce que l’on expérimente soi-même ». Cette conception de l’éducation influencera fortement la pensée et les travaux futurs de DEWEY.
Devenu enseignant dans cette même université, il rencontre Alice Chipman, une de ses étudiantes, elle-même institutrice. Elle deviendra sa femme et sera sa collaboratrice tout au long de sa carrière. Dewey dit d’elle qu’elle aura été son inspiratrice.
Dans les années 1890, deux écoles de pensée, les traditionalistes et les partisans de l’école nouvelle se livrent une lutte acharnée ; les premiers prônent une éducation centrée sur le programme, et une instruction méthodique fondée sur la transmission des savoirs. Les seconds défendent une pédagogie centrée sur l’enfant (Stanley HALL), respectant son développement naturel et sans entrave ; là où les fondateurs de l’école nouvelle voient une approche progressiste en réaction à une école traditionnelle ennuyeuse et despotique, les tenants de l’école traditionnelle ne voient que chaos et anarchie !
DEWEY reproche aux traditionalistes une école trop éloignée des réalités de la vie et qui ne prend pas suffisamment en compte les intérêts de l’enfant.
Sa conception de la pédagogie veut que l’enseignant construise des dispositifs où les disciplines étudiées seraient ancrées dans l’expérience. Il parvient à convaincre et en 1894, il est nommé à la tête du département de pédagogie de l’Université de Chicago. Il obtient l’ouverture de l’école laboratoire en 1896 dans laquelle il peut expérimenter ses principes pédagogiques : sa femme Alice, enseignante, et Ella Flagg définissent les programmes, les règlements, les horaires, l’organisation, etc. qui permettent de donner vie aux principes de « Democracy and Education », l’ouvrage phare de Dewey.
En 1904, des désaccords profonds avec la gouvernance de l’Université le conduisent à démissionner. Dewey entre alors à l’Université de Columbia à New-York. Il y enseigne jusqu’à la fin de sa carrière, en 1930, mais n’aura plus l’occasion de diriger sa propre école.
De 1920 à sa mort, en 1952, à l’âge de 93 ans, son œuvre et son action prennent une dimension plus politique : il s’engage et promeut la réforme de l’éducation. John Dewey est un militant et un acteur clé au sein de la communauté de penseurs, non seulement aux États Unis, mais aussi dans nombre de pays du monde entier. Son influence décline après la seconde guerre mondiale, avec l’essor de la philosophie psychanalytique.
2. La pensée de DEWEY :
On peut envisager trois axes dans sa pensée :
L’axe philosophique : En regard d’une philosophie de la connaissance, Dewey s’inscrit dans le courant du pragmatisme, initié par Charles Sanders PIERCE, dont il fut l’un des disciples ; la connaissance ne vient ni de l’intuition ni de l’introspection, mais seulement de notre relation au monde extérieur et de nos connaissances antérieures, ce que Dewey appelle « expérience ». Selon lui, la pensée doit être mise à l’épreuve de l’action pour devenir connaissance.
L’axe psychologique : Dewey développe une psychologie de la connaissance. C’est à partir du tout que nous pouvons comprendre les différents éléments qui le constituent, afin de donner du sens à ce que l’on apprend. Pour Dewey, c’est en faisant qu’on apprend (learning by doing) parce que l’on comprend la finalité de l’apprentissage. Il met en évidence la notion d’effort comme « tension entre les moyens et les fins, et le sens de l’effort, la sensation de ce conflit ».
Il élabore aussi une psychologie du développement : l’enfant est un être en croissance, ce qui ne cessera tout au long de sa vie ; il n’est pas une cire que l’éducation va modeler, ni un être qu’il faut civiliser. Par conséquent, il n’est pas souhaitable de laisser cette nature croître et se développer sans intervenir (l’éducation doit donner une direction et du sens aux impulsions spontanées de l’enfant), au moins en la guidant. Elle n’est pas non plus au contraire une nature foncièrement mauvaise qu’il faudrait dresser ou contraindre à se redresser. Néanmoins, l’enfant est défini par sa plasticité, au sens où il sera sensible et capable de tirer de l’expérience des enseignements qui modifieront son activité ultérieure. Il développera des dispositions nouvelles et son désir de croître.
L’axe politique : pour Dewey, les hommes ne sont hommes que quand ils entrent en relation les uns avec les autres. La socialisation tient une place fondamentale dans la pédagogie de Dewey, dans la mesure où avant de percevoir l’individu dans ses caractéristiques et capacités individuelles, il le considère avant tout dans ses aptitudes relationnelles qui le définissent par rapport à autrui, à son environnement et à la réalité. Dewey instaure dans son école une libre discipline de travail, favorisant l’autonomie et en même temps créant les conditions d’ancrage d’une démocratie sociale, au sens où il existe selon lui une continuité entre l’école et la société. Il considère que « l’éducation est la méthode fondamentale du progrès et de la réforme sociale ». Pour Dewey, la démocratie est d’abord un partage d’expériences : de la diversité et de l’intensité des échanges naît le progrès. Celui-ci est le produit d’expériences et d’expérimentation dans une société qui a le changement pour idéal. Par conséquent, la liberté s’éprouve dans l’expérience comme « capacité de faire, d’agir librement », d’où l’objectif de l’école qui est de développer la capacité à agir (empowertment) : donc de développer l’adaptabilité et la prise d’initiatives personnelles.
3. L’école progressive selon John DEWEY
ÉCOLE ET SOCIÉTÉ
Tant que la société américaine était une société agraire, l’école n’avait qu’un rôle secondaire. En effet, dans ces communautés, les savoirs se transmettaient directement d’adultes à enfants (comme cela a été le cas pour John Dewey) et c’était souvent par la mise en contact direct avec la nature que l’enfant expérimentait et grandissait. Dans une micro société, l’adolescent apprend les savoirs, l’expérience sociale, les idéaux, les émotions, la technique auprès des adultes. Ce qui ne peut être communiqué au quotidien, l’est dans les cérémonies (rites initiatiques, etc…).
Mais dans une société de plus en plus complexe, la communication est plus difficile. Les décisions ne peuvent plus être partagées, le sens même de ces décisions échappe à nombre des membres de cette société qui perd sa cohésion. Il devient alors nécessaire de transmettre les savoirs qui ne peuvent plus l’être et c’est le rôle de l’école. Dans ce contexte, les savoirs à transmettre font l’objet d’une sélection, ils sont divisés en disciplines et déconnectés du quotidien. L’élève se retrouve donc confronté à deux options :
- Soit, il perçoit l’acte d’apprendre comme servant ses seuls intérêts
- Soit, il perçoit les apprentissages comme imposés par l’adulte
Il investit donc l’école d’une double mission :
- Éduquer en distillant les règles de vie en société
- Instruire en transmettant les savoirs.
Éduquer
Dewey met en pratique ses théories sur la démocratie sociale au sein de l’école. Les apprenants sont soudés autour d’un projet commun qu’ils ont défini et choisi en concertation. Ils font l’apprentissage de la vie sociale, le plus souvent de manière informelle, à travers la vie de groupe, les interactions sociales. Les apprenants impliqués dans le travail collaboratif prennent conscience de l’interdépendance des membres du groupe et de leurs activités respectives apprennent la nécessité de partager les responsabilités et les décisions. L’implication dans la construction d’un projet développe l’esprit citoyen.
Les principes d’égalité et de démocratie sociale sont mis en application auprès du personnel enseignant de l’école qui participe à toutes les décisions prises traditionnellement par la hiérarchie. La démocratie sociale selon Dewey est une communauté égalitaire où chacun partage le sens.
Instruire
Les apprenants travaillent sur un projet commun choisi. Chaque obstacle est une opportunité d’apprendre et d’aller chercher les savoirs qui permettront de résoudre le problème. L’ébénisterie, par exemple, mènera obligatoirement à un besoins de développement des connaissances en géométrie. L’enseignant est un guide, une ressource, un observateur, un médiateur.
Dewey pense que l’intérêt suscité par la situation peut se transformer en intérêt pour la matière elle-même. L’effort est voulu par l’apprenant qui se soumet à lui-même et non plus à une injonction extérieure. La difficulté fait partie intégrante de l’expérience et intérêt et effort se conjuguent naturellement dans le contexte du problème à résoudre.
Pour Dewey, l'enseignement doit préparer à tous les métiers de la même façon ; en ce sens il refuse de séparer radicalement enseignement professionnel et enseignement général. Toute formation conduisant à un métier (fut-il en bas de l'échelle sociale), quel qu'il soit, doit permettre à ceux qui vont l'exercer de "percevoir dans leur travail quotidien tout ce qu'il contient de signification générale et humaine" (School & Society, 1899).
L’éducation progressive se fonde sur l’expérience personnelle de l’enfant. Pour Dewey, l’école doit permettre à l’enfant de s’exprimer individuellement, d’agir librement, d’apprendre par expérience et d’utiliser ses savoir-faire pour parvenir aux fins désirées.
L’expérience est donc le concept opératoire de l’éducation progressive.
4. L’expérience :
Par « expérience », Dewey entend toute situation dans laquelle un organisme entre en relation active avec son environnement, (« L’expérience et la nature », 1929), soit pour maintenir son équilibre, soit pour créer un nouvel équilibre rendu nécessaire par la croissance de l’organisme ou les variations de l’environnement. Il n’y a donc pas « une » mais « des » expériences. L’organisme ne se distingue de l’environnement que s’il y a discontinuité (tension ou conflit). Le rôle de l’intelligence est donc d’entrer dans un processus de transaction entre l’organisme et l’environnement afin de faire disparaitre ces tensions et rétablir un équilibre.
L’impulsion est déclenchée par l’intérêt, le déséquilibre et la curiosité qui commandent le désir (voire le besoin) de comprendre. Cela implique un contact direct et personnel avec la nature, une observation rigoureuse et minutieuse des éléments de la situation et des conditions ambiantes : cette analyse fait appel aux connaissances acquises lors d’expériences antérieures similaires ou proches et aux connaissances apportées par ceux qui en ont une connaissance ou une expérience plus grande. Le groupe est ainsi une ressource importante.
La connaissance consiste donc à faire des liens entre ce qui a été observé et entendu.
Puis le jugement intervient : la personne se fait une idée et bâtit sa propre compréhension de la situation (qui sera remise à l’épreuve dans une situation future) : il y a ainsi continuité dans les expériences : chaque expérience emprunte quelque chose aux expériences passées et modifie les expériences ultérieures.
L’apprentissage est efficace quand il se fait à la faveur d’expériences qui, en interaction avec l’environnement de l’apprenant, sont en continuité avec les expériences passées.
Le sujet et la situation se redéfinissent ainsi l’un l’autre. Ils sont interdépendants. L’expérience suppose une activité réalisée dans un contexte environnemental particulier, par un sujet particulier. Ainsi, l’activité transforme la situation et elle transforme aussi la personne qui en fait l’expérience, jusqu’à établir (ou rétablir) un équilibre.
Il n’y a donc expérience que dans le contexte de situations-problèmes. En effet, si la situation ne « fait pas problème », si la continuité existentielle se poursuit sans heurt, alors aucune expérience n’advient : ce sont les habitudes, voire les automatismes, qui opèrent (les schèmes), comme autant de signes de l’adaptation au milieu. Dans ce cas, il n’y a pas apprentissage.
Psychologie de l’intérêt et de l’effort
Une fois de plus, John Dewey saisit l’occasion d’anéantir un dualisme. L’acte d’apprendre nécessiterait soit le pouvoir de la volonté, au risque de transformer l’apprentissage en corvée, soit des artifices visant à rendre l’objet intéressant. Là où d’aucuns mettent les théories de l’intérêt et de l’effort en opposition, Dewey pense que pour amener l’apprenant à chercher l’accès à de nouveaux savoirs, il faut partir de ses centres d’intérêt. Quand il rencontre une difficulté, l’enseignant le guide vers les ressources qui lui seront nécessaires pour la dépasser. L’apprenant intègre alors des savoirs parce qu’il en a besoin pour faire avancer l’expérience en cours. L’acquisition de savoirs demande des efforts mais ces efforts servent les intérêts du sujet. De ce fait, l’intérêt et l’effort, habituellement mis en opposition, se conjuguent pour servir la cause du pédagogue et de l’apprenant.
Psychologie de l’activité et de la liberté
Pour Dewey, toute activité manuelle est purement intellectuelle. Faire progresser des apprentissages, ce n’est pas passer du jeu au travail, c’est passer d’un travail, d’un jeu qui vise un résultat immédiat à un travail, une étude, un jeu complexe qui vise un résultat éloigné avec des points intermédiaires de plus en plus nombreux. L’intérêt porté à l’activité est lui-même purement intellectuel. Il n’y a donc ni opposition, ni hiérarchisation entre activité manuelle et intellectuelle : elles sont simplement en continuité et indissociables.
Dewey récuse aussi l’opposition qui est entretenue entre discipline contraignante et libre expression. Il pense que la vérité est ailleurs. L’enseignant, selon Dewey, doit guider l’apprenant vers les savoirs qui lui sont nécessaires tout en respectant son rythme de développement et ses stratégies d’apprentissages.
Quand l’expérience devient apprenante…
L’accomplissement d’une expérience apprenante dépend d’un bon diagnostic de la situation problématique, afin de découvrir peut-être une solution dans la situation elle-même, c'est-à-dire utiliser des éléments de la situation pour agir et la transformer dans l’intérêt du sujet.
Il devient clair alors que les conditions dans lesquelles l’expérience survient vont constituer ou pas des leviers pour l’apprentissage.
La « bonne » expérience est celle qui permet de renforcer l’initiative de l’individu et d’aller de l’avant. L’aspect social des situations dans lesquelles l’individu est engagé (l’interaction avec les autres dans la situation, la posture de l’enseignant (du formateur), les conditions dans lesquelles se déroule l’expérience) est un élément fort de l’expérience, donc de la transaction.
Mais si l’expérience n’est pas en lien avec une action signifiante, si elle suscite désintérêt et désengagement, alors elle est contre-éducative.
Tout l’ « art » du maître, de l’enseignant, sera alors de construire des situations et des contextes d’apprentissage favorables. C’est ce que Dewey et ses collaborateurs se sont efforcés de mettre en œuvre dans l’école laboratoire de Chicago ! Loin de laisser les enfants livrés à eux-mêmes, ils élaboraient en amont un cadre sécurisant et porteur pour permettre l’apprentissage. L’enseignant a alors une posture de médiateur et de facilitateur : il est là pour organiser les situations d’apprentissage qui miment le monde (et choisir celles qui sont emblématiques ou porteuses, permettant un pont vers les savoirs académiques nécessaires) et pour guider l’apprenant dans la construction de ses savoirs et dans le développement de ses compétences afin d’être en mesure d’agir efficacement dans une situation future.
« L’éducation est une reconstruction de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité à diriger le cours des expériences ultérieures » (Démocratie & Éducation)
5. Le principe de continuité
John Dewey a acquis la certitude, notamment en découvrant les travaux de Darwin, que l’organisme n’existe en tant que tel que du fait de l’environnement dans lequel il évolue. Ainsi l’oiseau et l’air sont-ils indissociables et en continuité. Il en va de même de tout être vivant, y compris l’être humain.
L’être humain n’existe pas indépendamment de la nature. Il en est un élément à part entière. Son évolution vers l’être spirituel qu’il est devenu aujourd’hui est, selon Dewey, le résultat de successions d’expériences dues aux interactions avec son milieu auxquelles il a dû s’adapter pour rétablir l’équilibre. Dans tous les cas, l’être humain expérimente physiquement son environnement avant de le mettre en réflexion. Ainsi, l’expérience physique et le raisonnement constituent-ils un tout. Le développement de l’être humain est en continuité avec l’environnement dans lequel il évolue.
Le principe de continuité ainsi mis en évidence par John Dewey constituera le fil conducteur de tous ses travaux, tant en philosophie, qu’en psychologie et en pédagogie. C’est, pour Dewey, une règle, avant même d’être un principe sur lequel appuyer les fondements de sa philosophie.
Le regard qu’il pose sur la société américaine, par exemple, est empreint de ce principe de continuité et de cette opposition constante aux dualismes en tous genres. Ainsi, en cette fin du XIXème siècle, John Dewey pense que l’avènement de l’industrialisation divise la société américaine. La division des tâches induit une discontinuité entre la pensée et l’action réalisée, l’organisation scientifique du travail induit la séparation des classes sociales, la révolution industrielle disperse les familles et les communautés qui étaient jusqu’alors le siège de l’éducation. Au monde agraire s’oppose désormais le monde industriel. La mécanisation introduit une rupture et l’école devient indispensable dans une société qui doit transmettre ses principes aux générations en devenir pour survivre. Dewey investit alors l’école d’une mission d’éducation qui doit maintenir la continuité.
Toujours dans le principe de continuité, John Dewey pense que « chaque expérience emprunte aux expériences antérieures et modifie la qualité des expériences ultérieures ». L’acquisition de connaissance fonctionne par modifications successives des représentations déjà en place et pour qu’il y ait modification et acquisition de nouvelles connaissances il faut que le besoin s’en fasse ressentir. Autrement dit, tant que tout se passe bien, il n’y aucune raison de remettre en cause ses acquis : c’est quand nos connaissances ne permettent pas de résoudre une situation qu’on ressent le besoin d’en acquérir de nouvelles. De cette façon, l’accès aux savoirs devenant une nécessité, les savoirs sont en continuité avec le quotidien.
C’est ce raisonnement qui amène John Dewey à créer l’éducation progressive et à combattre ce dualisme qui oppose éducation traditionnelle et la pédagogie nouvelle. La première prône la transmission brute de savoirs, la seconde défend les intérêts de l’enfant. Dewey situe la vérité entre les deux : les savoirs sont essentiels, mais ils doivent être connectés à la réalité de l’enfant et à ses centres d’intérêt pour que ce dernier prenne une part active aux apprentissages et soit en capacité d’utiliser ses nouvelles connaissances dans son quotidien.
En conclusion
L’acharnement de Dewey à combattre les dualismes a ouvert de nouvelles voies en pédagogie. Ses théories, quelque peu mises à l’écart avec l’avènement de la psychanalyse, semblent retrouver aujourd’hui un écho particulièrement favorable, en particulier en formation d’adultes, dans les approches par compétences.
Comment ne pas faire d’analogie entre les mutations d’une société à l’ère industrielle et les changements sociétaux du XXIème siècle provoqués notamment par le développement des nouvelles technologies ? On le voit, le développement d’internet, l’accès à l’information partout dans le monde, bouscule les cultures et oblige les sociétés à réviser leurs modes de fonctionnement. L’accès aux savoirs se généralise et il est probable que le monde connaisse, dans les années à venir, une mutation sans précédent, conséquence de ces échanges de connaissances exponentielles.
Il ne s’agit bien alors d’inventer de nouvelles recettes visant à guider les apprentissages pour que discernement et sagesse trouvent leur place dans ce nouveau monde. Et la lutte contre les dualismes pourrait bien être l’une des clés de l’innovation…
Bibliographie :
DEWEY John, « Démocratie et Éducation », suivi de « Expérience et Éducation », Armand Colin Éditeur, Paris, Édition 2011 (Introduction Denis Meuret, préface Joëlle Zask, présentation Gérard Deledalle), ISBN 978-2-200-27265-4
Quinze pédagogues- textes choisis, Jean HOUSSAYE, Éditions Bordas, Paris 2002, ISBN 978-2-04729448-2
Article extrait de la revue « Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée », Paris, UNESCO (Bureau international d’éducation), volume XXIII, N° 1-2, 1993, p277-93
Revue « Tracés. Revue de sciences humaines » : article « John Dewey. La réalité comme expérience », 2005
« Être en projet pour être autonome », M. JOFFRE, Mémoire M1 Sciences de l’éducation, Université de Rouen, 2010
« Des médiations éducatives à l’actualité de John Dewey », I. ALVES-BERNARD, Université C. de Gaulle, Lille III
La doctrine pédagogique de John Dewey - Ou TSUIN-CHEN - Bibliothèque d'histoire de la philosophie 1958
La pédagogie de John Dewey - Philosophie de la continuité - Gérard DELEDALLE - Éditions du scarabée 1965