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«Figaro Magazine»: un reportage-marathon financé en grandes pompes

Les 11 pages largement illustrées, qui ont fait grincer les dents de la Société des journalistes, ont été financées par une marque de chaussures de sport, rapporte le «Canard enchaîné».
par Alexandre Hervaud
publié le 11 novembre 2015 à 12h56
(mis à jour le 11 novembre 2015 à 16h44)

La semaine dernière, le Figaro magazine publiait sur pas moins de 11 pages le récit poignant d'un exploit sportif, celui d'un «Rastignac version running» ayant participé au marathon de New York. En l'occurrence de Guillaume Tabard, l'un des rédacteurs en chef du Figaro en goguette à Manhattan et à l'honneur de moult photos, dont deux étalées sur des doubles pages. Sur Twitter, Tabard avait annoncé plusieurs jours auparavant la publication de son vibrant témoignage, photo de médaille à l'appui.

Vendredi, PureMédias révélait l'agacement de la Société des journalistes (SDJ) du Figaro qui, dans un mail interne, appelait sa direction à «plus de mesure dans la mise en avant de tel ou tel collaborateur», regrettant la distorsion dans la hiérarchie de l'information impliquée par ce type de reportage, devançant même le sujet affichée en couverture sur les «flics de l'ombre» chargés de traquer l'islam radical.

L'histoire aurait pu s'arrêter là – un long récit en partie à la première personne, parsemé d'envolées lyriques du type «je sue, donc je suis. Et je poursuis»- mais les révélations du Canard Enchaîné de cette semaine lui donnent une tournure bien plus problématique, déontologiquement parlant. Le journal nous apprend en effet que le reportage a été payé par la marque de chaussures Asics, dans le cadre d'un voyage de presse négocié des mois auparavant. Aucune mention d'un tel partenariat n'est faite le long des 11 pages de l'article.

Le directeur du Figaro Magazine, Guillaume Roquette, reconnaît ainsi dans le Canard que la marque a financé les billets d'avions, les deux nuits d'hôtel et les frais sur place du rédacteur en chef ainsi que du photographe Jean-Michel Turpin chargé d'immortaliser sa gracieuse foulée. Et ses belles pompes, visibles dans divers clichés, notamment lors d'une pause contemplative face à la fenêtre de l'hôtel de Tabard. Avec pour légende : «Devant lui, ses précieuses chaussures de courses Asics. Ce sont elles qui le porteront demain vers la ligne d'arrivée».

Comme l'a remarqué Buzzfeed, «quelques éléments auraient pu mettre la puce à l'oreille du lecteur». A commencer par un long passage de l'article entièrement consacré aux chaussures de Tabard. «Qui veut comprendre le marathonien dans ses pompes et dans ses œuvres doit saisir ce lien particulier [entre coureur et godasses, nldr]. Le jour où l'on a troqué la vieille basket qui traînait pour une vraie chaussure de course. Celui où l'on a acheté sa première paire d'Asics, des rolls au pied». Interrogé par le Canard, le gonzo journaliste Tabard (qui affirme ignorer le coût des frais réglés par Asics) s'est défendu : «L'angle de ce reportage, c'était le vécu du marathon de New York par un coureur lambda, pas Asics. Est-ce que j'ai traité le sujet de manière honnête et rigoureuse, dans les règles du reportage ? Je pense que oui. Je n'ai pas l'impression d'avoir été embedded par Asics».

Tabard n'est pas le seul journaliste à avoir été convié par Asics à New York : le Canard évoque «une dizaine de confrères européens», et il y a fort à parier que Jessica Salter, du journal anglais The Telegraph, en fait partie. Son article mentionne pas moins de neuf fois le nom de la marque, mais pas une seule fois le fait qu'elle ait pu payer son reportage... Fun fact : Tabard apparaît d'ailleurs aux côtés de sa collègue anglaise sur l'une des photos publiées par le Telegraph. Sur Twitter, l'éditorialiste politique du Figaro est pour l'instant resté muet sur l'affaire, se contentant de remercier un internaute flatteur qui lui avait adressé cette louange : «Vous exprimez ce que j'ai ressenti quand j'ai couru le mien, de marathon. Les autres ne peuvent pas comprendre».

Dans son article, Tabard écrit, au sujet de la préparation nécessaire pour ce genre de compétition : «Disons-le, le marathonien à l'entraînement est insupportable pour ses proches.» Pour les annonceurs, c'est moins sûr.

[mise à jour : pour les curieux, Tabard a réalisé un temps de 4h12. Soit encore mieux que l'acteur Ethan Hawke (4:25:30) ! L'athlète kényan Stanley Biwott, arrivé en premier, a réalisé un temps de 2:10:34]

[mise à jour, bis] «Nous ne pouvons tolérer qu'un sujet soit ou non retenu en fonction d'un financement extérieur, qui plus est quand celui-ci est directement lié au sujet en question», a indiqué la SDJ du Figaro dans un communiqué publié après avoir été reçue par le directeur de la rédaction du Fig Mag, Guillaume Roquette. Lors de celle-ci, il aurait estimé «naturel» que Guillaume Tabard, qui possède «cinq paires d'Asics», parle de ses chaussures «car c'est l'accessoire essentiel du coureur».  «Les chaussures sont peut-être l'accessoire essentiel du coureur, mais pas celui du journaliste et, en l'espèce, le journaliste est réduit à une activité d'homme-sandwich au profit d'une marque commerciale», a rétorqué la SDJ.

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